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Activités \ Musique écrite

Nu Piping

Pour « Urban Pipes », mon premier disque, j’avais présenté mon envoe : « montrer que la cornemuse est instrument universe. C’est à dire imaginer une musique pour cornemuse qui n’évoque pas son origine culturelle. Ou encore et surtout, imaginer une musique qui ne soit que de la musique, qu’elle n’ait aucune autre fonction que celle d’être écoutée… » Depuis, j’ai admis qu’il m’est très difficile de mettre ma culture de coté, il faut plutôt m’en servir. C’est dans cet état d’esprit que j’ai entrepris Urban Pipes II, en 2010. Malgré tout, l’envie d’entendre
une musique pour cornemuse « déculturée » ne m’a pas quitté.

La musique contemporaine m’a semblé être l’endroit où chercher cette nouvelle musique pour cornemuse, Nu Piping. Comme pour Urban Pipes, le solo est la forme de ce premier volet, une manière de s’approprier l’instrument, viendra ensuite un programme autour de la cornemuse et la voix, Vox, Nu Piping # 2.

Pour l’heure, neuf compositeurs ont accepté cette aventure, les choix sont différents, les situations diverses. Avec Philippe Leroux, la cornemuse est méconnaissable, on pourrait penser à de la musique
électroacoustique. À l’inverse pour Xavier Garcia et Sébastien Béranger, c’est l’électroacoustique qui déplace l’instrument, alors que pour François Rossé, c’est la dramaturgie.
Enfin, l’origine reste présente : celle de l’instrument pour Bernard
Cavanna qui se joue d’une gigue ou celle du compositeur, le Japon pour Susumu Yoshida ou le bassin méditerranéen pour Zad Moultaka.
Au-delà d’une nouvelle musique et du propos instrumental initial,
Nu Piping donne à la cornemuse la possibilité d’autres usages pour devenir le vecteur d’imaginaires éloignés de sa propre imagerie

S’il a grandi au contact de la musique traditionnelle et joue de la cornemuse depuis son plus jeune âge, Erwan Keravec s’est très vite intéressé à l’instrument « en soi », à ses capacités harmoniques et rythmiques mises à l’oeuvre hors des habitudes culturelles et des modes de jeu convenus. La cornemuse fait d’abord son entrée dans le big-band de jazz (projet Urban Pipes I où Erwan Keravec improvise sur son instrument), invite le chanteur basque Beñat Achiary et le joueur de Bombarde Guénolé Keravec (Urban Pipes II) puis elle devient soliste et transgressive dans le nouveau projet « Nu Piping » qui est gravé aujourd’hui, aboutissement des huit commandes passées à des compositeurs contemporains qui s’emparent de l’instrument pour le soumettre à leur désir sonore.
Les oeuvres du présent album sont aussi le fruit d’une collaboration étroite avec l’interprète invité à détailler tous les mécanismes de la cornemuse pour solliciter les imaginaires de chacun: « autant dire que l’instrumentiste fait ici au moins la moitié du travail » avoue Xavier Garcia s’exprimant sur la genèse de son oeuvre. Présent sur tous les fronts et virtuose accompli, Erwan Keravec révèle dans cet album les capacités inouïes de son instrument autant que les qualités sensibles et musiciennes qu’il développe pour les mettre à l’oeuvre. Trois compositeurs ont choisi d’associer la cornemuse aux sons fixés, dans des contextes d’ailleurs aussi variés qu’inventifs. Dans New Râ de Xavier Garcia, Erwan Keravec n’utilise que le « chanteur » de son instrument (tuyau mélodique) alors que quatre hautparleurs créent tout autour un environnement sonore démultiplié, comme une « grosse cornemuse virtuelle ». Dans La mélancolie du diable, sorte de rituel étrange et à haut voltage, Zad Moultaka introduit le jeu de la cornemuse, limité également au « chanteur », dans un univers multiculturel (musique d’Egypte, du Golfe, de Turquie…) où l’instrument s’invite en modulant à mesure ses interventions. Plus classique dans le genre, Corn (graine) de Sébastien Béranger est une oeuvre mixte jouant sur l’interaction toute en finesse des sons de cornemuse (« le chanteur » toujours) et de l’univers électroacoustique. Dans Instable espoir, François Rossé fait alterner « chanteur » et voix parlée – celle d’Erwan Keravec – sous la forme d’un « échange musical donné en public ». Lorsque que les mots – ceux du compositeurrésonnent, la cornemuse « retient mécaniquement son souffle ». Frôle de Benjamin de la Fuente (12′) – la pièce la plus longue de cet album – est un flux sonore à évolution lente – généré ici par la seule cornemuse – dont les trois voix fusionnent ou se parasitent l’une l’autre dans un travail très subtil sur la masse, les allures et legrain: « temps de la friction, du frottement, de la caresse » écrit le compositeur cédant pour finir aux séductions de la ligne qui vibrionne dans le dernierquart de l’oeuvre. Dans Inori (Prière) de Susumu Yoshida, les longues tenues de la cornemuse s’inscrivent dans le temps oriental et évoquent les lignes tendues et ornementales de certains instruments du Gagaku comme le shô et l’hichiriki. Bernard Cavanna est, quant à lui, un fervent de la cornemuse qui, comme l’accordéon, ancre sa musique dans le terroir ; il en préserve les modes de jeu traditionnels dans L’accord ne muse pas la nuit, non sans humour – le titre donne le ton – et facéties, comme cette panne d’air qui fait sombrer la mélodie à la fin. Plus radicale et inouïe, la manière qu’a Philippe Leroux de s’approprier la cornemuse dans Le cri de la pierre relève d’un imaginaire singulier et d’un traitement très subtil du matériau sonore. Méconnaissable mais seule en scène, la cornemuse
échappe totalement à son imagerie (l’effet « hautbois » est supprimé) et rejoint parfois l’univers électroacoustique (sons tenus, granulation, irisation…)
dans une composition fascinante et habitée qui est toujours, chez Leroux, une expérience d’écoute.

ResMusica, Michèle Tosi