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Activités \ Musique écrite, Performance

IN C // 20 SONNEURS

Pour « Goebbels/Glass/Radigue », mon dernier programme en solo, j’ai adapté Two Pages de Philip Glass. C’était la première fois que je m’attaquais à une œuvre de musique minimale. Cette musique demande de répéter longuement des patterns (formules musicales courtes). La cornemuse se prête particulièrement à l’exercice grâce au souffle continu produit par la poche. Plus encore, cette musique est basée sur une sorte d’envoutement généré par la continuité, c’est la raison même de l’existence du bourdon de la cornemuse. La cornemuse est donc un terrain de jeu idéal pour cette musique si tant est que l’on trouve l’œuvre qu’elle peut jouer.

Terry Riley est une des figures importantes de la musique minimale américaine. In C est parfois présentée comme une pièce initiatrice de ce courant musical. Quand on parle d’In C, on peut parler de répertoire tant cette pièce est connue, jouée et montée. C’est, d’ailleurs, une raison de mon intérêt à faire cette production, c’est parce qu’elle est connue et beaucoup jouée qu’on doit la présenter par des sonneurs…

SONNEURS, en quatuor, était une façon d’appréhender la tradition sonnée au-delà de ma pratique de la cornemuse, mais ce quatuor n’existe pas dans la tradition. Cette nouvelle forme à 20 sonneurs est, encore une fois, un désir de toucher à la pratique collective dans cette culture, mais, cette fois, cette forme existe, c’est le Bagad.

20 SONNEURS comprendra la bombarde, le biniou, la trélombarde (ou bombarde ténor) et la cornemuse. J’ai souhaité ajouter à cet instrumentarium : la veuze (cornemuse du marais breton) et une nouvelle lutherie : la bombarde baryton spécialement développée pour l’occasion.

Les vingt sonneurs forment un cercle entourant le public. Ils sont répartis pour que les bourdons des cornemuses créent une enveloppe. La composition par patterns permet de penser chaque musicien, à la fois, comme un soliste et un élément de l’ensemble.

Vingt estrades délimitent ce cercle laissant un espace de passage permettant une mobilité du public. Chacun peut alors choisir librement comment il veut écouter, vivre ce moment : debout, assis, allongé, à l’intérieur ou l’extérieur.

C’était cette semaine au 104, on remontait les couloirs comme aimanté par le son. Arrivé dans le grande nef, on dépose le sac et on découvre 20 musiciennes, musiciens en cercle, on nous fait signe d’entrer dans l’espace. Le son qu’on avait d’abord suivi comme une rumeur magique, se révèle très fort et vient littéralement nous habiller. La musique tourne autour de nous, imprime un balancement involontaire et difficile à réprimer. On entend des cordes et on sait qu’il n’y en a pas. On entend de la lumière alors qu’on a les yeux fermés. Impossible de dire depuis combien de temps, on est là. Mais possible de dire qu’on ne voudrait pas que ça s’arrête.

France Culture, Marie Richeux, Par les temps qui courent, sept. 2022

L'interprétation de la pièce In C de Terry Riley au 104 par vingt sonneurs sous la houlette d'Erwan Keravec fut absolument vertigineuse. Les musiciens perchés sur des estrades entouraient le public médusé. Certains avaient fini par s'asseoir en tailleur, d'autres tournaient autour, à l'intérieur ou à l'extérieur du cercle, comme si la nef était un stūpa. Il abritait en effet une relique, puisque In C, composée en 1964, est considérée comme la première œuvre du courant minimaliste américain que nous appelions alors répétitif. J'en connaissais une bonne vingtaine d'interprétations, mais celle-ci fut particulièrement magique, sorte de monstre tellurique où les bombardes aiguës, les cornemuses, les bombardes barytons créées pour l'occasion, les sirènes varésiennes enveloppaient les spectateurs hypnotisés par ce bagad aux accents contemporains...
Erwan Keravec réussit à sortir la cornemuse et le bagad de leur environnement traditionnel sans trahir les sources, racines qui n'en finissent pas de grandir jusqu'à rejoindre le futur.

Blog Médiapart, Jean-Jacques Birgé, sept. 2022

… il y a eu hier soir, sous la verrière des SUBS, la joie rare de retrouver la circularité naturelle – et l'alchimie aussi complexe que fluide – du temps, du son, de l'écoute, et de l'énergie que peut créer et transmettre une communauté sensible improvisée, trouvant immédiatement, à l'instinct, son modus vivendi.
Circularité dessinée, réactivée dans l'espace comme dans les âmes et consciences, par la beauté aiguë des motifs en spirale du "In C" de Terry Riley, revisité par Erwan Keravec et ses 20 sonneurs.
Où l'on a compris que le génie de la pièce imaginée par Terry Riley ne réside pas seulement dans cet emboîtement de motifs qui la conçoit et la transforme tour à tour en masse écumante, en déferlement marin, en nuée grésillante d'insectes nocturnes, en chant tombé du cosmos ou remonté des tréfonds de la terre, et en bien d'autres phénomènes encore, ni dans la combinatoire sonore et poétique spontanée qui en découle.
Où l'on a compris que ce génie ne se révèle pas uniquement par l'intensité d'engagement des musiciens, pourtant sidérants hier soir dans leur capacité de se percher sur la ligne de crête entre précision et liberté.
Où l'on a compris que ce génie se traduit aussi par la savante et sensuelle géométrie dans l'espace qu'elle génère chez celles et ceux qui la reçoivent – géométrie se jouant autant dans les espaces du dedans que dans ceux du dehors.
Il fallait voir la variété d'approches que les personnes présentes hier soir sous la verrière ont déployé lors de cette expérience partagée, toutes singulières, toutes dictées intimement par la seule subjectivité à l'œuvre – qui pleurant, qui souriant aux anges, qui statufié dans une transe immobile, qui rêvant dans le poste de garde et sous la veilleuse de son intellect, qui s'ébrouant sans limites dans la seule dimension du sensible, qui alternant ou superposant l'une et l'autre de ces situations, qui se balançant, qui ondulant, qui ne faisant plus qu'une entité en se fondant avec sa voisine ou son voisin, qui fermant les yeux, qui le regard fixé au grand lointain, qui déambulant comme au milieu d'un champ de forces magnétiques, qui bavardant un verre à la main, qui s'éloignant du cercle pour mieux y revenir, qui un peu dehors, qui complètement dedans.
Autant de figures qui, comme dans celles qu'enchevêtre et harmonise "In C" par la grâce du hasard et du soin apporté à la parole et à l'écoute, tissent quasi instantanément une trame commune, cohérente – en un mot : viable, car respectueuse de l'un comme du multiple.
Un authentique réseau social, si l'on veut – et l'on veut bien – redonner aux mots un sens et un usage qui, même dans le périmètre éphémère d'un soir, pourraient enfin trouver quelque effet de concordance avec le réel.
Comme dans "In C", chacune et chacun sous la verrière, hier, jouait sa propre et unique partition, sans rien abdiquer de sa singularité de perception ; et chacune et chacun, ce faisant, participait à un véritable sens commun, à une forme inopinée et logique de consensus, sans s'astreindre pour autant à une quelconque obligation de mimétisme ou d'uniformité. L'union par le multiple, oui – ça sonne naïf, ça prêtera peut-être à sourire ou à rire, mais hier c'était une réalité à la fois très tangible, très profonde et très légère.

Au goût du jour de l'Opéra Underground et des SUBS [#83], Richard Robert, sept. 22